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— Je suis quasi certain que la tempête est la clef de tout, mais ma conviction ne doit pas vous pousser à négliger d’autres pistes.
— Oui, chef, dirent Psouro et Kasaya à l’unisson.
Bak boucla sa ceinture sur le petit nœud impeccable qui maintenait son pagne et chaussa ses sandales en jonc.
— Par-dessus tout, j’aimerais interroger un survivant qui serait resté en compagnie de ses camarades durant cette tempête, contrairement au lieutenant Amonhotep.
— Hier, au campement de caravanes, j’ai questionné plus de dix marchands, indiqua Psouro, debout et habillé depuis longtemps.
Il s’assit dans l’escalier et souleva les feuilles qui recouvraient le panier tressé. L’arôme du pain frais se répandit dans toute la pièce.
— Quelques-uns avaient bien entendu parler d’une compagnie de soldats perdue dans le désert, mais de la manière la plus vague. Aucun ne situait l’histoire à Abou.
— Pas étonnant, estima Bak en tirant sur l’ourlet de son pagne pour l’égaliser. La plupart sont des étrangers et ne restent que le temps de livrer leurs marchandises.
Il accrocha à son cou une élégante chaîne de bronze, où pendaient plusieurs amulettes en faïence, dont l’Horus de Bouhen et la déesse Maât.
— Non, cherche des hommes et des femmes qui habitent cette province depuis de longues années. Ce n’est pas chose facile, je t’avertis. La moitié des gens avec qui j’ai parlé hier se sont retranchés derrière des histoires de dieux ou de démons dès que j’ai fait allusion à cet événement. D’après les deux gardes, Kamès et Nenou, les hommes de la garnison pourraient avoir reçu ordre de garder le silence.
Psouro offrit un petit pain rond et croustillant à Bak et en lança un second à Kasaya, qui était assis en tailleur sur sa natte. Le jeune Medjai l’attrapa en souriant.
— Si je m’étais sorti vivant de cette tempête et si je voyais les copains tomber comme des mouches, je quitterais Abou sur l’heure pour m’en aller le plus loin possible.
— Nakht et le lieutenant Dedi ne faisaient pas partie des survivants, objecta Psouro, narquois. Ils ne se trouvaient même pas ici, à l’époque, et ils étaient trop jeunes pour partir en guerre. Qui aurait l’idée de voir un rapport entre eux, Montou et Senmout ?
— Le lieutenant Bak.
Pas démonté le moins du monde, Kasaya jeta le petit pain sur Psouro, qui s’apprêta à son tour à s’en servir comme projectile. Bak posa sur lui un regard dur et insistant. Avec un sourire penaud, le Medjai rompit le pain et en avala une bouchée.
— Psouro, tu iras trouver le scribe en chef. Je lui ai demandé hier d’établir une liste de tous les rescapés. Elle devrait déjà être prête.
Bak chercha des yeux le document, signé de Thouti, lui conférant toute autorité sur Abou. Il comptait se rendre aux archives de la garnison et consulter des papyrus auxquels un simple officier n’avait pas accès d’ordinaire. Si le capitaine Antef n’était pas là ou refusait de l’y autoriser, le message de Thouti lui ouvrirait les portes.
— Barre les noms de ceux qui ne sont plus et découvre ce qu’il est advenu des autres.
— Prions pour qu’au moins un d’entre eux vive encore, dit Kasaya.
— Et pour qu’il habite à proximité, ajouta Psouro.
Le quartier général de la garnison était situé dans une rangée de bâtiments reliés entre eux, séparés des baraquements par une rue étroite. Les lieux avaient été modifiés au fil des ans par l’ajout ou la suppression de murs, et l’on avait percé des portes pour faciliter la circulation à travers les édifices. Seule demeurait relativement inchangée la résidence du commandant, une simple maison à un étage, avec les bureaux au rez-de-chaussée et les quartiers d’habitation au premier.
Après avoir passé plus d’une année au sein des hautes murailles fortifiées de Bouhen, Bak trouvait étrange une garnison sans enceinte, entourée d’ateliers et de quartiers fourmillants de population. D’autant qu’Abou avait été naguère la cité la plus méridionale de Kemet, une ville frontière d’où les armées partaient pacifier les contrées sauvages du Sud. Elles avaient ouvert la voie aux expéditions commerciales menées par les gouverneurs de la province, ces hommes au cœur vaillant que Djehouti se plaisait à présenter comme ses ancêtres.
Sur les indications du garde posté à l’entrée, Bak traversa la salle d’audience à piliers et pénétra dans une chambre rectangulaire où travaillaient une demi-douzaine de scribes. Il se présenta à leur chef, un homme frêle qui avait au cou une petite marque de naissance. Il était assis par terre, en face des autres. Les subalternes examinèrent le policier furtivement, la venue de toute personne étrangère à leur service constituant une agréable distraction.
— Je crois que le capitaine Antef est parti pour les carrières ? dit Bak.
— C’est exact, lieutenant. Peu après l’aube, il a été averti d’un accident. Un de ses soldats a reçu un gros bloc de pierre sur la jambe, expliqua le scribe en chef, qui dissimulait mal son inquiétude. D’après le messager, il faudra amputer. L’homme va perdre sa jambe.
« Et probablement la vie », pensa Bak avec un frisson.
De telles blessures ne laissaient pratiquement aucune chance de guérison. On ne pouvait plus espérer qu’en l’intervention des dieux.
— Je m’entretiendrai avec Antef plus tard. En attendant, j’aimerais voir plusieurs documents que tu as certainement dans tes archives.
Le scribe en chef cessa de penser au soldat blessé et se rembrunit.
— Navré, lieutenant, mais c’est impossible sans l’accord du capitaine.
Bak lui tendit le document préparé par Thouti. Le scribe en prit connaissance puis le lut une seconde fois. Avec un soupir de résignation presque imperceptible, il le roula et le rendit au visiteur.
— Que désires-tu ?
— D’abord, la main courante où il est fait mention d’une tempête de sable survenue il y a cinq ans. J’aimerais aussi consulter le rapport du commandant concernant la catastrophe. Et toutes les écritures relatives aux deux derniers mois.
Bak comptait lire les commentaires inscrits les jours où les meurtres s’étaient produits. Le scribe se permit un regard curieux.
— Si tu veux bien m’attendre dans la salle de réception, lieutenant, je te les apporte immédiatement.
Bak écouta sa suggestion et s’assit sur un banc de bois placé contre le mur. Des scribes allaient et venaient, des sergents se présentaient au rapport devant des sous-officiers, le chef armurier vint se plaindre de la mauvaise qualité des lances reçues de la capitale. La plupart oublièrent Bak après lui avoir jeté un coup d’œil, le prenant simplement pour un quelconque officier de passage.
Après un laps de temps étonnamment bref, le scribe en chef lui remit un panier renfermant plusieurs rouleaux de papyrus et se hâta de retourner à sa besogne. Bak feuilleta les documents jusqu’à ce qu’il ait trouvé le rapport officiel sur la tempête, daté « An 5 du règne de Maakarê Hatchepsout, saison des moissons ». Djehouti, qui commandait la garnison, l’avait rédigé plus d’une semaine après les faits, une fois le dernier des survivants revenu à Abou. Il fournissait nombre de détails, mais aucun qui puisse le discréditer, lui ou ses troupes. Rien de bien surprenant là-dedans.
Bak déroula la main courante correspondante et la parcourut des yeux. Les références à la tempête étaient succinctes. La disparition de plus de cent hommes et d’une bonne soixantaine d’ânes était relatée avec un laconisme, une désinvolture qui révoltèrent le policier.
Il tira les derniers rouleaux du panier afin de les trier par date. Ils se révélèrent pour le moins décevants. Comme aucune des victimes n’était cantonnée à la garnison et qu’aucun des meurtres ne s’y était produit, on n’y faisait tout simplement pas allusion.
Bak gravit une pente de sable blond tiédi par le soleil du matin. Devant lui, une masse de pierre rougeâtre, surgie du paysage stérile, barrait une grande partie de l’horizon. La distance et les ondes de chaleur donnaient aux ouvriers l’apparence de personnages en bâtonnets, s’affairant dans cette carrière de granit comme le désert en comptait plusieurs au sud de Souenet. Au pied de la face rocheuse, un petit groupe d’hommes, nus hormis les pagnes courts ceignant leurs reins, entouraient un objet volumineux mais pour l’instant impossible à distinguer. Deux silhouettes se tenaient légèrement à l’écart : le capitaine Antef et un scribe.
Bak se dirigea vers eux, s’enfonçant dans le sable jusqu’aux chevilles. Un sergent se détachait d’un groupe et s’avançait vers Antef, quand il aperçut le policier et tendit le doigt dans sa direction. Le capitaine fit volte-face, les poings sur les hanches, et secoua la tête. Bak ne put distinguer son expression, mais toute son attitude trahissait l’aversion.
Il fut surpris qu’Antef manque de considération envers un autre officier devant ses hommes. Il était certain que ce n’était pas dirigé contre lui personnellement, mais contre la mission qu’il devait remplir, les questions qu’il lui faudrait poser. Néanmoins, un tel accueil était blessant.
— Capitaine Antef ! Puis-je te dire un mot ?
— Lieutenant Bak ! répondit le soldat sur le même ton. Si ce n’est qu’un mot, soit. Je n’ai pas de temps à perdre en conversations oiseuses.
Bak regarda ostensiblement les hommes qui s’activaient, sous la direction experte d’une demi-douzaine de contremaîtres, autour d’une statue plus grande que nature de Maakarê Hatchepsout représentée en Osiris. Les détails du visage et de la silhouette n’étaient encore ni sculptés ni polis ; ces deux opérations ne seraient accomplies qu’une fois atteinte la destination finale, dans la lointaine Ouaset.
Les lèvres d’Antef frémirent comme s’il se rendait compte qu’il s’était exprimé d’une manière terriblement pompeuse, mais il conserva son sérieux.
— Djehouti a promis que cette maudite statue serait expédiée aujourd’hui. Je suis ici pour veiller à ce que ce soit fait.
— Un de tes hommes a été victime d’un accident. J’espère que ce n’est pas aussi grave qu’on me l’a laissé entendre ?
— Cette maudite statue a roulé sur lui. Par la grâce de Khnoum, il s’est enfoncé dans du sable meuble. Il en est quitte pour une sérieuse blessure d’amour-propre, et une ecchymose qui lui vaudra quelques jours de repos à Abou.
Tranquillisé, Bak en revint à son propos :
— Mes questions risquent de distraire ton attention de temps en temps, toutefois elles ne t’empêcheront pas d’exécuter ta tâche.
À nouveau Antef faillit sourire. Bak eut l’impression qu’il aurait apprécié cet homme en d’autres circonstances.
— Interroge-moi comme tu l’entends. Si je sens que tu me gênes, tu partiras, que ça te plaise ou non.
— Toi qui es responsable de cette garnison, n’apprécierais-tu pas de voir rétablir l’équilibre des plateaux de la justice ?
Sans mot dire. Antef s’éloigna. Il se fraya un chemin à travers le cercle d’hommes autour de la statue et, contournant la tête grossièrement taillée, se dirigea vers deux soldats qui venaient d’apporter des pelles. Bak le suivit de loin et resta en retrait. Un traîneau, constitué de deux patins reliés par d’épaisses traverses, attendait de l’autre côté de la statue. Les cristaux scintillaient dans le granit fraîchement taillé, qui prenait la nuance rose foncé tant prisée par la maison royale de Kemet.
— Depuis le temps, vous connaissez la marche à suivre, dit Antef à ses hommes. Creusez une longue tranchée le long de la statue. Enterrez-y le traîneau jusqu’aux traverses, après quoi il n’y aura plus qu’à tirer la statue pour qu’elle repose dessus.
Il rejoignit Bak et l’entraîna plus loin afin de pouvoir parler sans être entendu.
— Oui, lieutenant, je suis responsable de cette garnison. C’est donc à moi qu’on aurait dû confier ton enquête.
— Je ne doute pas que tu sois un excellent officier, dit Bak, essayant de joindre le tact à la franchise. Mais tu n’as aucune expérience pour sonder le cœur de ceux qui se détournent de Maât et agissent à leur guise, y compris en assassinant les autres.
— Je sers dans l’armée depuis l’âge de quinze ans. J’ai passé mes nuits dans les baraquements et mes journées sur le terrain de manœuvres. Si nous devions partir en guerre, j’occuperais une tente sur le champ de bataille. Je m’y connais en hommes, lieutenant.
— Les hommes ordinaires, respectueux des divinités, ont peu en commun avec les criminels que j’ai mis sous les verrous.
— Les hommes restent des hommes, répliqua Antef, la mâchoire crispée.
Bak comprit qu’il aurait beau le raisonner, il ne pourrait le convaincre.
— As-tu été frappé par l’intervalle de dix jours entre les meurtres ? Ou par le rang de plus en plus élevé des victimes ?
— Non, bougonna Antef. Trop d’entre ces morts semblaient accidentelles.
— T’est-il apparu que deux des victimes avaient réchappé à la terrible tempête de sable d’il y a cinq ans, et que deux autres étaient les fils de survivants ?
— Je savais que Montou et Senmout avaient connu cette épreuve, répondit Antef, soudain pensif. Quant au père de Nakht… Ma foi, oui, je le savais. Le père de Dedi y aurait également survécu ?
— Il était lieutenant à Abou.
Bak poursuivit alors en exposant ce qu’il avait découvert grâce aux archives de Simout.
— Mon capitaine ! appela le sergent.
Antef secoua la tête comme pour en chasser tout ce qu’il venait d’apprendre et se dirigea d’un pas énergique vers les soldats rassemblés autour de la lourde effigie de pierre. Bak resta à bonne distance.
Deux hommes s’agenouillèrent pour dégager le sable sous la statue. Ils mirent à nu cinq rouleaux de bois qui avaient été insérés à mesure qu’elle était détachée de la paroi, puis ils glissèrent quatre gros cordages dans l’espace ainsi ménagé. Ceux-ci furent enroulés tout autour de la statue et ramenés parallèlement les uns aux autres en travers du traîneau et du sable.
Le sergent aboya un ordre. Les hommes se postèrent le long des cordes, dix dans chaque équipe, le dos tourné à leur fardeau. Après s’être assuré que les câbles ne s’emmêleraient pas, le sergent donna le signal.
Les hommes s’arc-boutèrent, muscles bandés, la sueur coulant sur leur corps et leur visage. Les cordes se tendirent, et la statue progressait lentement sur les rouleaux en direction du traîneau quand un homme glissa, entraînant ses voisins dans sa chute. Trois cordages retombèrent, le quatrième resta tendu. La statue commença à osciller.
— Lâchez tout ! cria Antef.
Les haleurs obéirent comme si la corde leur brûlait les doigts. Celle-ci se tordit dans le sable, dispersant les hommes sur son passage, et la statue s’immobilisa sur quatre des billots de bois.
Antef adressa à Bak un bref sourire de soulagement, marmonna une prière hâtive pour remercier Khnoum qu’aucun dommage n’ait été causé, et accorda une pause générale. Quelques hommes se laissèrent tomber là où ils étaient ; les autres traversèrent l’étendue de sable avec lassitude, vers un groupe d’ânes chargés d’outrés.
Le capitaine s’adossa contre la muraille de granit irrégulière, meurtrie par les maillets de dolorite utilisés pour détacher le bloc de pierre dont la statue serait formée.
— J’ai entendu parler d’hommes pris dans une tempête de sable ou perdus dans le désert, qui durent errer pendant des jours sans nourriture et sans eau. Un véritable voyage dans le ventre d’Apopis, dont ils sortirent marqués pour toute leur vie. Pourquoi voudrait-on assassiner des êtres qui ont tant souffert ?
— Et pourquoi tuer leurs fils, qui n’avaient rien à voir avec la tempête ? renchérit Bak en s’asseyant sur les jambes de la statue.
Antef fixa ses mains, incapable de répondre. Puis il releva la tête.
— Tu n’as rien dit au sujet d’Hatnofer.
— Pour l’instant, je n’ai pas trouvé de lien qui l’unisse à l’un quelconque des survivants.
— Cela ne m’étonne guère. Elle pouvait se montrer chaleureuse, voire amicale quand elle le voulait, mais elle tenait tous ceux qui la connaissaient à distance. À ta place, je ne me raccrocherais pas trop à ta fameuse théorie. Elle pourrait révéler ses lacunes… et les tiennes.
Cette réflexion vexa Bak, de même que le sourire narquois d’Antef.
— Je sais, répliqua-t-il, que tu étais un nouveau venu à Abou lorsque tu remplaças Djehouti comme chef de cette garnison. Je sais aussi que tu perdis un proche au cours de la tempête.
Il feignait d’être mieux informé qu’il ne l’était en vérité. Antef le jaugea longuement des yeux.
— J’ignorais qu’on trouvait des informations si personnelles dans les archives d’une garnison.
— Je connais les faits dans leurs grandes lignes, cependant il me faut des détails, prétendit Bak, bien décidé à ne pas trahir Khaouet à cet homme qui en était amoureux.
— Ah ! Je commence à comprendre. Tu as franchi un pas supplémentaire. Après avoir démontré que les victimes avaient survécu à la tempête, tu orientes tes soupçons vers les proches des soldats disparus.
— Je recherche simplement la vérité.
Antef rit d’un air sardonique et se leva.
— Tu t’apercevras qu’à Abou la vérité revêt bien des visages, lieutenant.
— C’est ce que j’ai remarqué, riposta Bak, se levant à son tour pour lui faire face. Alors, préfères-tu que j’apprenne ce qui s’est passé par quelqu’un d’autre, ou par ta propre bouche ?
Antef le fixa sans rien trahir de ses pensées et laissa le silence s’installer entre eux. Les coups de maillet portaient au loin. Quelques membres de la troupe s’étaient remis tout doucement au travail, mais dans leur majorité, ils ne semblaient pas pressés de regagner leur poste.
— Viens, dit Antef. J’ai quelque chose à te montrer.
Il s’éloigna dans le sable en longeant la carrière. Bak ne pouvait imaginer où ils allaient.
— J’ai perdu un oncle au cours de cette tempête. Vais-je faire comme si tu ne savais rien et tout te raconter en détail ?
Bak aurait juré que l’officier dissimulait un sourire taquin.
— Je laisse cela à ton appréciation.
Un homme proféra une litanie de jurons. Agenouillé sur une arête, un maillet à la main, il suçait son doigt douloureux. Un soldat, comprit Bak, enrôlé comme tailleur de pierre, et malhabile avec les outils d’une profession qu’il devait avoir prise en horreur. Le capitaine continua à marcher sans se préoccuper d’un incident si courant.
— Enfant, je vivais dans un petit domaine près de la capitale provinciale de Siout. Mon père labourait et plantait pour notre maître ; ma mère servait notre maîtresse. Je n’avais pas d’autre avenir que la terre. Jusqu’à ce que mon oncle, qui avait embrassé la carrière militaire, me prenne chez lui, à Mennoufer. Il était lieutenant dans l’infanterie et souhaitait que je suive la même voie. Il y a près de vingt ans, quand je fus en âge d’entrer dans l’armée, on le transféra à Abou. Il m’y emmena avec lui. Djehouti se trouvait ici à l’époque ; il était lieutenant, et affecté dans cette garnison en attendant un poste plus conforme à ses désirs. Il refusa de m’incorporer, ayant déjà, dit-il, bien assez de jeunes lanciers inexpérimentés à Abou même. Mon oncle n’eut pas le choix : il me renvoya à Siout et à la vie que je croyais avoir laissée pour toujours derrière moi.
— Je comprends ton aversion envers Djehouti !
— Par bonheur, les dieux me furent propices. Un ami de mon oncle, lieutenant à Mennoufer, m’offrit une place dans son unité. Grâce à ses conseils et à mon aptitude naturelle pour l’art de la guerre, je sortis rapidement du rang. Mon oncle revint à Mennoufer et le temps passa. J’étais déjà parvenu au grade de capitaine lorsqu’il fut de nouveau muté à Abou. La suite, tu la connais : il disparut dans le désert.
— Djehouti se souvenait-il de toi ?
— Non, répondit Antef avec un rire dur et cynique. À ses yeux, je n’avais alors pas plus de valeur qu’un âne ou un bœuf, comme les soldats que tu vois là-bas.
Sa main décrivit un arc de cercle pour englober la carrière d’un bout à l’autre.
Bak regarda quatre hommes, qui s’étaient agenouillés sur une surface aplanie par de précédents travaux pour y tailler une colonne carrée ou un obélisque. Au moyen d’un cordeau tendu en travers de la pierre, ils martelaient leur ciseau à l’aide de lourds maillets pour creuser une rangée d’entailles dans le granit. Des coins de bois saillaient de celles déjà pratiquées le long du cordeau. Plus tard, on verserait de l’eau sur les coins, qui en gonflant fractureraient le roc.
— Ces hommes font aussi partie de tes troupes ? s’étonna Bak. Un tel travail nécessite des artisans !
— Ah bon ? dit Antef, sarcastique. Mais pourquoi Djehouti ferait-il appel à des tailleurs de pierre qualifiés, qu’il faudrait loger et nourrir en plus de mes hommes ?
Sans attendre de réponse et mû par la colère, il reprit sa marche si vite que Bak dut allonger le pas. Ils contournèrent un doigt de granit et tombèrent sur une excavation circulaire, isolée du reste de la carrière par un surplomb. Sans l’écho assourdi des maillets, Bak aurait pu croire qu’ils étaient coupés du monde.
Antef lui montra un énorme bloc de granit rouge, de forme rectangulaire avec des coins arrondis à une extrémité. Avant même de voir l’intérieur partiellement évidé, Bak sut qu’il s’agissait d’un sarcophage. Seule la famille royale pouvait commander de la pierre dure pour sa sépulture éternelle. Celle-ci était sans doute destinée à Maakarê Hatchepsout ou à Menkheperrê Touthmosis. À la souveraine, plus probablement, car la construction de son temple commémoratif était presque achevée.
Bak s’approcha, se demandant où étaient les hommes qui auraient dû terminer les préparatifs. Une fêlure irrégulière à mi-hauteur lui fit comprendre pourquoi le cercueil avait été abandonné.
— Maakarê Hatchepsout n’a pas dû être très satisfaite quand elle a appris qu’elle ne reposerait jamais dedans.
— Cette splendeur insensée a été commandée par et pour Senenmout, son plus proche conseiller. La reine ne sait rien à ce sujet, et je prie Khnoum pour que jamais elle ne le découvre.
Bak avait entendu parler de l’arrogance de l’intendant, mais rien n’approchait de ce qu’il venait d’apprendre. Antef poursuivit d’une voix méprisante :
— Djehouti a accepté, tout sourires et courbettes, que nous exécutions cette commande en secret. Un imbécile rendant hommage à celui qui peut tomber du faîte en un clin d’œil, entraînant tous les autres dans sa chute.
Bak comprenait mieux la colère du capitaine. Il avait, certes, un lourd fardeau à supporter.
— D’après ce que l’on dit de Senenmout, il ne renonce pas facilement.
— En ce moment même, on taille un nouveau sarcophage dans une carrière au nord d’Abou. En quartzite. Pas aussi splendide que celui-ci, mais plus que satisfaisant. Un cercueil digne d’un roi.
— Pourquoi me racontes-tu tout cela ? voulut savoir le policier, soudain pensif. Tu ne m’as pas caché le peu de confiance que je t’inspire. Espères-tu que j’informerai la capitale de cet outrage ?
— Tu crois apparemment que je pourrais, sans un remords, tuer cinq innocents pour me venger d’un tort que Djehouti m’aurait infligé autrefois. Maintenant, dis-moi, lieutenant : pourquoi agirais-je ainsi, quand chaque jour qui passe ce porc me donne de plus grandes raisons de souhaiter le voir victime de ses propres transgressions ?
Bak songea que c’était là un argument. Oui, un argument solide.
Bak et Psouro poussèrent la barque vers le limon fertile. La coque plate arracha la surface sèche et craquelée, révélant le sol encore détrempé après la décrue. La pente se fit plus raide. Le bateau leur échappa, dévala la berge glissante, puis la proue heurta l’eau dans une grande gerbe d’éclaboussures. Ils s’élancèrent à sa suite et pataugèrent avant de pouvoir se hisser à bord. Psouro prit les rames et propulsa l’esquif vers des eaux plus profondes, pendant que Bak s’installait au gouvernail.
— Ouser, c’est ainsi qu’il s’appelle ?
— Oui, chef. Il était lancier, en ce temps-là.
— Amon soit loué, tu l’as trouvé ! Tu as fait du bon travail, Psouro. Je craignais que tous les survivants résident désormais bien loin, sinon dans le Champ des Joncs.
Le Medjai évita une île minuscule couronnée par un acacia solitaire. D’autres, grandes et petites, abondaient à perte de vue. Les rapides qui les séparaient, dont l’écume dissimulait des écueils à fleur d’eau, s’assécheraient et disparaîtraient au fil des prochains mois. Psouro repéra un passage large et tranquille qui promettait de les emporter vers le nord sans trop d’efforts. Il remonta l’une des rames et conserva sa prise sur l’autre par précaution.
— Ouser vit sur une île en amont des rapides, expliqua-t-il. Il ne vient pas souvent à Abou. J’ai eu de la chance de le trouver au marché.
— Il est devenu cultivateur ? interrogea Bak.
Il rapprocha de lui un panier dont il souleva le couvercle. Il en sortit une miche de pain allongée, en coupa un morceau qu’il garnit d’une tranche de bœuf braisé avant de le tendre à son compagnon.
— Merci, chef. Oui, il élève des oies et vend les œufs, essentiellement aux équipages qui s’apprêtent à remonter le fleuve ou qui déchargent les produits de la lointaine Kouch, au moment de les faire transporter par voie de terre pour éviter les rapides.
— Il m’a tout l’air d’être un gaillard entreprenant.
Bak se rappela les présents indésirables, si lourds de menace, et demanda d’un ton sec :
— J’espère que tu ne lui as pas dit de nous rejoindre chez nous ?
Le Medjai, la bouche pleine, secoua la tête avec vigueur. Bak sortit deux cruches de bière du panier et lui en offrit une. Psouro finit d’avaler et porta le récipient à ses lèvres.
— J’ai proposé la maison de plaisir de Pahared, mais il a refusé tout net. J’avais commencé par lui expliquer pourquoi tu voulais le rencontrer et j’avais parlé des meurtres. Il a compris tout de suite qu’Abou et Souenet étaient on ne peut plus malsains pour ceux qui avaient survécu à la tempête, et il a préféré ne pas s’éterniser. Dès qu’il a troqué ses œufs contre les denrées qu’il était venu chercher, il est reparti chez lui par le fleuve.
Bak approuvait le bon sens et la prudence de cet homme, mais ce retard le contrariait vivement. Plus que six jours, et Djehouti serait confronté à la mort !
— Combien de temps me faudra-t-il attendre avant de lui parler ?
— Nous devons nous retrouver demain matin en terrain neutre, sur une île située au sud d’Abou. C’est un endroit où des générations d’hommes ont laissé des inscriptions sur les rochers, afin que nul n’oublie leur passage. Il ne veut pas que nous approchions de sa maison, de crainte que le meurtrier ne nous suive et ne l’ajoute à sa liste de victimes.
« Croit-il que nous fassions si peu de cas de la vie d’autrui ? » se demanda Bak, mais il refréna vite son irritation. Après tout, qui pouvait blâmer cet homme de s’entourer de précautions ?
Bak quitta la barque et envoya Psouro à Souenet, pour trouver des objets à échanger contre les informations d’Ouser. Il demeura quelques instants sur le ponton, au bas de la résidence du gouverneur, décidant où il irait ensuite, qui il interrogerait, puis il monta les marches. Un petit serpent brun fila dans une fente entre des rochers. Un moineau pépiait dans un acacia. Alors que le policier avait gravi le tiers de l’escalier, un son… Un chuchotement… Il ne savait quoi… mit ses sens en alerte. Il s’arrêta, regarda autour de lui sans rien remarquer. Sans le silence soudain de l’oiseau, il se serait cru le jouet de son imagination.
Il se remit à monter, plus vite, sur le qui-vive. Un autre chuchotement, et une flèche passa entre son bras et son torse, manquant de peu ses côtes. Il se jeta dans les fourrés.
Une troisième flèche se planta tout près de sa jambe.
L’archer n’était pas maladroit, mais un expert aurait tiré moins bas. Résolu à apercevoir l’homme quitte à prendre des risques, Bak s’assura que sa dague était toujours en place et escalada la pente abrupte, la tête et les épaules rentrées, abrité par les feuillages. Des branches fines s’accrochaient à ses cheveux, griffaient ses bras et ses jambes. Une nouvelle flèche se ficha dans un tronc, et il crut en entendre une autre derrière lui, à travers les frondaisons.
Haletant, égratigné et sale, il regarda à travers un écran de broussailles au sommet de la pente. Les flèches provenaient de la gauche, de la résidence de Nebmosé ou de la ville au-delà. Vu l’angle de tir réduit, l’homme avait dû se placer sur un haut mur, ou sur un toit.
Rien ne bougeait. L’auteur d’une embuscade s’attardait rarement, que sa mission ait réussi ou échoué. Par conséquent, il laissait souvent des traces susceptibles de le trahir. De peur que l’assaillant ait été plus téméraire, Bak resta courbé et courut en zigzag vers la propriété du gouverneur. Il fit irruption à l’intérieur. Le garde assis sur les marches de la petite guérite souleva sa tête posée sur ses genoux, les paupières lourdes. Il s’était assoupi. On n’aurait pu franchir la porte à son insu, toutefois il n’aurait pas été réveillé par un archer sur un mur ou sur un toit tout proche.
Ne perdant pas de temps à le questionner, Bak repéra les coins propices à une embuscade. Il ressortit, courut le long de l’enceinte et tourna dans la ruelle qui conduisait à la demeure voisine. L’entrée principale était fermée par une barre, comme quelques jours plus tôt.
Il recula et prit son élan pour l’escalader, car l’extérieur n’offrait aucune aspérité. Sa main droite s’accrocha au sommet et il resta suspendu, les doigts crispés. Alors qu’il allait glisser, il parvint, d’un sursaut, à trouver prise de la main gauche. Il s’éleva jusqu’aux épaules et scruta les bâtiments visibles, en accordant une attention particulière aux toits les plus élevés. Quand il fut raisonnablement sûr qu’il ne risquait rien, il se hissa sur le mur par un effort de tous ses muscles, passa ses jambes de l’autre côté et se laissa tomber sur le chemin dans un grand nuage de poussière.
— Hé ! cria quelqu’un. Halte-là !
Bak sursauta et se retourna. Il ne vit personne dans le petit édifice funéraire ni dans le jardin.
— Bras et jambes écartés ! ordonna la voix, du coin d’une maison.
Priant pour que ce soit un garde, pour n’être pas tombé entre les mains du meurtrier, Bak obtempéra. Un homme apparut, lance en avant : le jeune Nenou. Son expression révéla qu’il reconnaissait l’intrus. Bouche bée, il abaissa son arme.